Radu Drăgan: Le monde où nous vivons

Radu Drăgan 

Architecte et Urbaniste, Docteur en Anthropologie Social et Ethnologie, Docteur en Histoire des Religions


Le monde où nous vivons

Pendant quelques années, je fus une sorte de chroniquer politique d’un petit hebdomadaire littéraire roumain ; non que j’eusse une quelconque qualification pour cela ; je le fis plutôt par manque de sujet. Au début de l’année qui suivit le mouvement qui, dans la foulée de la Perestroïka, chassa du pouvoir la dictature communiste, une floppée de journaliste plus ou moins avisés envahirent les pages des journaux anciens, certains rebaptisés, ou qui venaient d’être crées ; je fus l’un d’eux.

Un jour, quand on tirait encore dans les rues de la capitale, on me proposa d’aller visiter l’énorme palais que le président fraîchement fusillé avait fait construire au centre de la ville, rasant au passage tout un ancien quartier. Nous étions trois et étions accompagnés par une équipe de la télévision ; je bredouillai quelques mots et le reportage, diffusé à une heure de grande écoute, fut mon petit moment de gloire dans ces jours troubles.

Il se trouva qu’une célèbre essayiste m’écouta, elle dirigeait entre autres le petit journal et recommanda au directeur de me proposer une rubrique, qui allait ensuite devenir l’éditorial (honneur que je ne méritais sans doute pas) : c’est ainsi que débuta ma carrière d’essayiste politique, qui alla durer, avec une interruption due à mon départ pour la France, plus de quinze années.

Au départ j’écrivis sur des sujets culturels, mais tout à l’époque était ramené à la politique, c’était un défoulement collectif après des décennies de censure, et je pense qu’il dure encore après plus de trente années, les journaux roumains, tant que je peux m’en rendre compte, sont encore plutôt des tribunes politiques que des sources d’informations.

Sans doute par manque de moyens, le journal littéraire cessa de sortir régulièrement, il devint mensuel et je fus obligé de me refugier dans des analyses et commentaires plus généraux, mon regard sur l’actualité fut obligé de prendre du recul ; petit à petit, j’ai compris alors que le politique n’est que le reflet enfiévré d’une civilisation, qui doit être compris dans la durée, dans sa relation avec son environnement social et culturel qui, lui, ne peut être compris que dans son évolution sur des longs laps de temps.

Nous devrions, je crois, relire Oswald Spengler ; son Untergang des Abendlandes, écrit avant la Grande Guerre, est le texte prémonitoire qui prédit le déclin de l’Occident. Je l’ai lu à 18 ans, j’en fus aveuglé par sa limpidité ; je le suis encore. Sans doute, il est tributaire aux problèmes de l’époque, les ombres de Goethe et Hegel planent aussi au-dessus ; mais sa thèse de la cyclicité des civilisations, qui naissent, croissent et s’effondrent, romantique si on veut et comparatiste à souhait, me parait difficile à réfuter.

Je ne ferai pas ici l’apologie du déclinisme, sujet facile et exploitable à souhait, d’autres Cassandres le font bien mieux ; mais je pense qu’il est indéniable que nous vivons une fin de cycle historique de la civilisation occidentale. Il n’a pas commencé avec la Grande Guerre, qui a vu l’Europe perdre sa suprématie à la faveur de l’Amérique ; paradoxalement, elle a commencé à décliner la Renaissance, quand on a commencé à réfléchir à la position de l’homme dans le monde, cette Dignitate Hominis chère à Pico. On plaça l’homme au centre de l’Univers ; petit à petit, Dieu s’effaça et quelques siècles plus tard Nietzsche put déclarer sa mort.

Cette nouvelle liberté n’était que pour les érudits et les théologiens le drame de la perte du pivot métaphysique ; dans la sphère sociale, elle fera le lien social se défaire au profit des destins individuels. Dans la société traditionnelle, l’individu a peu d’importance ; sa place, sa destinée sont tracées d’avance, il vit prisonnier des coutumes, des lois rarement écrites mais immuables et qu’il ne peut défaire sans subir le sort du fils prodigue. Ce qui comptait c’était la famille, le village, la tribu ; ils devaient survivre et perdurer et tans pis pour la brebis égarée qui ne respectait pas les coutumes et se rebellait.

Ce processus qui a vu l’émancipation de l’individu et l’effacement de la société fut lent, il dura quelques siècles et fut insaisissable, et quand il devint évident il était devenu une émancipation salutaire et libératrice. Il l’était, en effet, mais le prix à payer me semble démesuré.

Ce mouvement, comme toute courbe de Gauss, est exponentiel. Le militantisme des suffragettes était un des premiers signes ; le wokisme est l’un des derniers. Que je sois bien compris : je ne porte aucun jugement de valeur, ni ne fais l’apologie du conservatisme. Ce mouvement est inéluctable et inscrit dans les gênes de notre civilisation, destinée à mourir pour ce qu’on peut sans doute appeler une bonne cause.

C’est dans cette grille de lecture qu’on doit, je crois, lire la contestation des valeurs de l’Occident, à la fois la repentance en son sein même et en dehors l’assaut d’un monde que l’on a méprisé et que l’on a voulu ramener au droit chemin comme ce fut le cas en Afghanistan. C’est un exemple, comme en Afrique, de la résistance d’un monde ancien face aux valeurs que nous avons cru, naïvement, universelles et supérieures. Ce monde se venge en voyant nos faiblesses là où nous pensions qu’il s’agit de la supériorité de nos valeurs.

C’est dans cette grille que je lis le déclin de la France, commencé paradoxalement avec la Déclaration de 1789, non que celle-ci ne fût noble et historiquement juste ; ce même paradoxe fait que l’on peut comprendre et anticiper le déclin américain, commencé lui-aussi depuis un bon moment (je le situerai à l’époque de la guerre du Vietnam) et dont le dernier soubresaut me semble sa lutte d’arrière-garde (et perdue d’avance, pour des raisons complexes que je ne peux détailler ici) avec le Chine. L’Empire du Milieu s’effondrera lui aussi, mais pour d’autres raisons, et probablement plus tard, car les tyrannies ont des atouts que la démocratie ne possède pas.

Je lisais, amusé, ces jours, les déclarations de Mélenchon sur la « créolisation » de la France ; provocatrice, cette formule est-elle vraie ? Sans doute, elle va dans le sens de l’histoire ; mais cette histoire n’est pas heureuse.

On pensait jadis que l’Empire Romain est tombé sous les coups de boutoir des invasions barbares ; ce jugement hâtif a été nuancé depuis, nous avons compris qu’il s’est effondré sous le poids de ses propres contradictions, presque au même moment quand on bâtit le Panthéon pour célébrer toutes les divinités de l’Empire ; l’abandon tacite de ses propres dieux lui fut semble-t-il funeste.

Ainsi, peut-on s’attendre à un effondrement prochain de la civilisation occidentale ? N’étant pas l’adepte du déclinisme climatique, ni des théories fumeuses sur la décroissance, j’aurais parié plutôt sur un avenir où la technologie (elle aussi suit la courbe de Gauss) nous permettrait de gagner encore quelques siècles, le temps de coloniser d’autres planètes et trouver des sources d’énergie dont l’existence nous ne la soupçonnons même pas aujourd’hui. Aurons-nous le temps ?