Cioran dans le paysage culturel français

Ébauche d’un portrait de Cioran

10 novembre 2011         

Carmen Silvia Pistea, étudiante

 

Résumé

Le mot d’« ébauche » est plus juste que celui de « portrait » quand on  parle de Cioran car la personnalité de celui-ci ne se laisse pas figer dans un portrait, dans un seul portrait. Ensuite on ne pourrait pas avancer sans remarquer encore une fois l’importance de son village natal, « ce maudit, ce splendide Rășinari, il raconte toujours d’ailleurs lui-même dans ses entretiens que l’enfance passée à Rasinari a été « le paradis terrestre ». Plus tard, en voulant s’expliquer soi-même et ses écrits, Cioran va affirmer : « Si j’avais eu une enfance triste, j’aurais été beaucoup plus optimiste dans mes idées. Mais j’ai toujours senti, même inconsciemment, ce contraste, cette contradiction entre mon enfance et toute ce qui est venu ensuite. Cela m’a détruit intérieurement en quelque sorte. » En 1933, quand les représentants de sa génération prennent la politique comme l’unique enjeu de la vie, Cioran reste encore à côté de la culture. C’est seulement en novembre 1933, au moment où Cioran se trouve à Berlin avec une bourse d’études de Fondation Humboldt de Bucarest, qu’il fait le pas décisif envers le régime hitlérien tout en louant la frénésie, l’élan vital de la nation allemande et de leur leader. C’est une option politique qui aspire à une transfiguration pareille pour la Roumanie et qui va se manifester jusqu’aux années 1941. Dans ce point-ci il serait mieux peut-être de rappeler encore une fois que Cioran n’a pas fait partie de la Garde de Fer. De plus, il faut mentionner qu’il a écrit un texte intitulé Mon pays, où il raconte ses errances de jeunesse, il admet ses erreurs et le plus important, il les regrette.

Ayant le statut de boursier de l’Institut français de Bucarest, Cioran arrive en France en 1937 décidé – apparemment – d’écrire une thèse sur « le conflit de la conscience et de la vie chez Nietzsche » – thèse qui restera toujours en phase de projet. Jusqu’à ce moment il est déjà l’auteur de quatre livres écrits en roumain et dés son arrivée à Paris il écrit encore deux livres dans le roumain : Le Crépuscule des pensées (1938, publié à Sibiu en 1940) et Bréviaire des vaincus (écrit entre 1941-1944 à Paris, publié en 1993). Avant d’arriver à écrire son célèbre Précis…Cioran a bien profité de ses années estudiantines à Paris. On peut même employer le mot de flâneur à propos de Cioran et à forte raison car s’il a réussi à prolonger sa bourse d’études, c’est grâce au fait qu’il a toujours été un grand amateur de promenades et de voyages ; il raconte ceci : « Il n’a pas fait de thèse, disait-il [il s’agit du directeur de l’Institut Français de Bucarest] de moi, mais il est le seul boursier à connaître la France à fond (…). » Pendant des mois, en effet, j’avais parcouru la province à bicyclette, couchant dans les auberges de la jeunesse – catholiques et laïques. » L’aventure de Cioran, dans le sens que Georg Simmel donne à ce concept, commence donc une fois qu’il quitte la Roumanie et prend de l’ampleur après qu’il décide de devenir un écrivain de langue française. C’est là le premier mouvement radical vers « l’isolation » de son pays, vers « le détachement » qui relève à la fois d’une aventure et d’une épreuve constante dans sa vie. Cioran en fait souvent le récit : « En changeant de langue, j’ai aussitôt liquidé le passé : j’ai changé complètement de vie. (…) Quand j’écrivais en roumain, je le faisais sans m’en rendre compte, j’écrivais tout simplement. Les mots n’étaient pas alors indépendants de moi. Lorsque je me suis mis à écrire en français, tous les mots se sont imposés à ma conscience ; je les avais devant moi, hors de moi, dans leurs cellules, et j’allais les chercher : « Toi, maintenant, et maintenant, toi.» Parmi les auteurs consacrés, le premier qui a lu le Précis de décomposition a été le poète Jules Supervielle dont l’avis a été très favorable. On rappelle ici que c’est pour le Précis de décomposition que Cioran recevra en 1950, donc après une année de la publication du livre, le prix Rivarol. Parmi les membres de jury on mentionne : André Gide, Jules Romains, Jules Supervielle et Jean Paulhan. Le « Prix de la Langue Française » a été le seul prix d’ailleurs que Cioran ait accepté durant sa vie en France. Par ailleurs, Cioran prenait très peu part à la vie littéraire publique. Quant aux amis, Cioran a toujours apprécié la valeur de l’amitié, on connaît déjà la grande amitié entre Eugène Ionesco et lui, aussi celle de Beckett, de Michaux, Gabriel Marcel ou Benjamin Fondane pour rappeler seulement quelques noms.                            

La présence de Cioran dans le paysage culturel français d’aujourd’hui, mais aussi dans celui roumain, est autrement marquante, d’autant plus cette année – l’année du centenaire. Prenons seulement deux colloques en son honneur, un en Roumanie, l’autre en France : le Colloque International « Emil Cioran » organisé par le centre de recherche « Emil Cioran » et la Faculté des Lettres et des Arts « Lucian Blaga » de Sibiu et le Colloque européen à l’occasion du « Centenaire Emil Cioran » organisé dans le cadre du Salon de Livre de Paris par l’Institut Culturel Roumain en collaboration avec le Centre National du Livre. Ces colloques ont réuni des spécialistes de l’œuvre de Cioran, professeurs, chercheurs…enfin des gens de lettres qui ont connu Cioran  Le centenaire de Cioran a été marqué aussi par les livres publiés sur son œuvre, par exemple : Cioran malgré lui. Écrire à l’encontre de soi de Nicolas Cavaillès, Cioran et ses contemporains, une collection d’essais réunis sous la direction de Yun Sun Limet et Pierre Emmanuel-Dauzat, La mort dans l’âme. Tango avec Cioran, d’Élise Brune et d’autres…

Achevons ce tableau panoramique de Cioran en mentionnant encore un livre et c’est un livre spécial étant donné que Cioran en est l’auteur, il s’agit d’un grand événement : l’entrée de Cioran dans la prestigieuse bibliothèque de La Pléiade. Édité sous la direction de Nicolas Cavaillès, ce volume réunira les dix livres publiés par Cioran en français…Voilà donc  quelques aspects qui affirment non seulement la présence de Cioran dans le paysage culturel français mais aussi l’unicité et l’actualité de ses écrits.

Carmen Silvia Pistea – CV

Étudiante en master 2 recherche « Littérature française et comparée » à l’Université de Paris IV-Sorbonne, elle prépare actuellement un mémoire de master sur Cioran et Emily Dickinson sous la direction de Prof. Marthe Segrestin. Elle a fait des études de philosophie à l’Université de Babes-Bolyai de Cluj-Napoca où elle a soutenu en 2008 un mémoire de licence sur La question de la transfiguration chez Cioran sous la direction du Prof. univ. dr. Marta Petreu. Également, elle a suivi des cours de philosophie dans le cadre du master de recherche « Philosophie contemporaine : expérience, connaissance, création, interprétation » à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne et en 2010 elle obtient la diplôme de Master en Philosophie avec un mémoire intitulé Cioran et la philosophie du déracinement. Philosophie de l’aventure et dualité chez Simmel et Cioran sous la direction de Prof. Jocelyn Benoist.